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Le sandwich

Lorsqu'il arriva sur la place de l'église de Châteaugrive-sur-Loire, ce matin-là, Arsène Boncoin sut immédiatement que sa tranquillité dominicale à laquelle il tenait par-dessus tout allait être irrémédiablement perturbée. Les trottoirs étaient envahis d'étalages recouverts de grands draps aux tons défraîchis, d'auvents et de parasols de toutes formes et couleurs. L'accumulation bariolée défigurait la si jolie placette et heurtait fortement son sens aigu de l'esthétique.

Il constata toutefois avec satisfaction que l'espace autour du banc de pierre où il avait ses habitudes, sous le grand tilleul, n'avait pas encore été envahi. Afin de réserver l'emplacement il sortit de sa musette un solide sandwich au pâté enveloppé de papier journal et disposa au centre du siège, à côté de cette estimable nourriture terrestre, le recueil poétique destiné à nourrir son esprit durant son déjeuner. Ce jour-là, Les Fleurs du Mal. Par prudence, il conserva au fond de son sac la bouteille de rouge qui devait sublimer l'ensemble. Surveillant son bien du coin de l'œil, il alla se poster à la porte principale de l'église à l'instant précis où s'achevait l'office.

Au lieu de s'attarder après la messe, comme à l'accoutumée, les familles se précipitaient dès la sortie vers leur stand pour enlever les toiles qui recouvraient leurs trésors - leurs cochonneries maugréa Arsène - et en organiser l'agencement en vue d'exciter au mieux la convoitise du chaland. La première conséquence en fut que la recette d'Arsène se révéla exceptionnellement maigre. Cela acheva de massacrer son humeur.

Il décida cependant de ne modifier en rien son rituel. Jetant un dernier coup d'œil à son déjeuner, il s'en alla donc soulager discrètement sa vessie dans le petit square jouxtant le cimetière derrière l'église.

Anaïs de Valcourt, tel un oiseau mouche, papillonnait entre les stands, conseillant les uns, encourageant les autres. Elle était radieuse. Avec le soleil qui s'était invité, la journée s'annonçait magnifique et le vide-grenier qu'elle avait organisé au profit des pauvres et des nécessiteux de la paroisse promettait d'être une grande réussite.

Pourtant Anaïs commit une grave erreur. Afin de mieux jouir de la joyeuse effervescence de la place, tout en contrôlant le bon déroulement des opérations, elle avisa le banc sous le tilleul qui lui permettrait de dominer la situation.

S'épongeant le front, elle se laissa tomber sur l'assise de granit. Toutefois, le fumet puissant qui s'échappait du journal chiffonné à ses côtés heurta ses narines délicates. Jetant un regard autour d'elle, elle se saisit de l'objet du bout des doigts et s'en alla le déposer dans la poubelle municipale la plus proche.

Lorsqu'il revint sur la place, Arsène sentit une colère froide l'envahir. Telle la statue du commandeur, il se dressa devant la pauvre Anaïs, pointant un doigt accusateur vers l'endroit où il avait laissé son déjeuner.

- Mon sandwich ? articula-t-il d'une voix blanche.

Anaïs ne mesura pas d'emblée la gravité de la situation.

- Vous voulez un sandwich, mon brave ? demanda-t-elle aimablement.

- Je ne veux pas un sandwich, je veux mon sandwich ! répliqua Arsène. Voleuse ! ajouta-t-il.

Anaïs vacilla sous l'injure.

- Je vous prie de m'excuser, Monsieur. Mais peut-être faites-vous allusion à ce paquet abandonné que je viens de déposer sur le dessus de la corbeille juste à côté. Je pense que vous pourrez le récupérer sans difficulté.

Arsène manqua de s'étouffer.

- Ai-je une tête à faire les poubelles ? tonna-t-il. Et ma bouteille ? lâcha-t-il avec un aplomb d'airain.

- Votre bouteille ? balbutia Anaïs.

- Un Château Robineu 2003 ! Madame, Jean Valjean a été condamné au bagne pour avoir volé un pain. Pour avoir volé un sandwich et surtout un Bordeaux millésimé vous méritez d'être pendue haut et court et fouettée, nue, sur la place publique ! Et encore, estimez-vous heureuse que je sois dans un de mes bons Jours !

La foule des curieux commençait à s'agglutiner autour de la scène. Désemparée, Anaïs ne vit pas d'autre solution que d'aller solliciter l'aide du curé Grosjean pour ramener le calme. Elle revint en compagnie de l'homme d'église. Sans hésiter, celui-ci alla récupérer le sandwich.

- Allons mon ami, calmez-vous. Voici votre sandwich. Vous pouvez aller vous désaltérer à la buvette qui a été installée sur la place. Ils ont de délicieux jus de fruit.

- Du jus de fruit ! Vous voulez me tuer ! beugla Arsène.

- Il me reste aussi un peu de vin de messe, hasarda le curé.

- Gardez votre piquette l'abbé.

- Je vous assure, il n'est pas si mauvais tenta le curé, conciliant.

- Hors de ma vue Satan ! Ou je vous fais ingurgiter tout le contenu de votre bénitier !

Prudent, le curé se replia dans sa sacristie et se résolu à faire appel à son ami le brigadier Gaspard Lafleur. Le Maire étant parti de bon matin à la chasse avec le capitaine de gendarmerie, la sécurité de la petite citée reposait entièrement sur les épaules dodues du brigadier.

Conscient du prestige de sa fonction, le représentant de la loi arriva d'un pas débonnaire mais néanmoins plein d'importance. Il fendit le cercle des curieux.

- Allons, allons, que se passe-t-il ici ? s'enquit-il.

- Il se passe, Monsieur le Gendarme, fulmina Arsène que j'ai été victime d'un vol crapuleux. Que cette dame ici présente est coupable de ce crime. Je vous prie de vouloir bien enregistrer ma plainte contre elle pour avoir dépouillé un pauvre pouilleux et l'avoir privé de son déjeuner. Je l'accuse aussi du chef de recel et de mensonge éhonté. En vertu des pouvoirs qui vous sont conférés, il vous appartient de vous saisir immédiatement de sa personne, de lui extorquer des aveux, au besoin par la force et de la faire jeter sans délai dans un cul de basse fosse afin qu'elle soit châtiée de sa témérité.

- Holà, Holà ! Du calme Bonhomme ou c'est vous qui allez finir au poste.

- Voilà je suis la victime et c'est moi que l'on menace de représailles ! hurla Arsène, prenant la foule à témoin. "Selon que vous serez puissant ou misérable…".

Il s'interrompit brusquement :

- Je ne vois pas l'autorisation.

- De quelle autorisation parlez-vous ?

- Je parle, Brigadier, de l'autorisation dont l'article 32 du décret du 27 juin 1927 rend l'affichage obligatoire pour toute manifestation mercantile organisée sur la voie publique. Vous n'ignorez pas ce texte, je suppose.

Le Brigadier Lafleur souleva son képi pour se gratter la tête avec perplexité. Il ne se souvenait plus très bien des dispositions légales en la matière mais le bougre avait l'air de connaître son affaire.

- En effet, en effet, dit-il, comment se fait-il que vous n'ayez pas affiché cette autorisation comme la loi vous l'impose Monsieur le Curé ?

L'abbé Grosjean se dandina d'un pied sur l'autre.

- C'est que, souffla-t-il, le maire m'a donné une autorisation orale en me disant qu'on ferait les papiers plus tard…

- De mieux en mieux ! triompha Arsène. Vente au déballage sur la voie publique sans autorisation. Je rappelle à tous, cria-t-il, que ce grave délit est passible d'une amende de cinq cents euros avec astreinte de cent euros par quart d'heure de retard.

Le brigadier Lafleur transpirait sous son uniforme. Représentant suprême de la loi, ce dimanche-là dans la cité, il ne voyait pas comment ne pas la faire strictement appliquer sans perdre la face et encourir l'opprobre de ses supérieurs. D'autant que l'affaire s'aggravait d'une redoutable publicité.

- Je suis désolé, Monsieur le Curé, mais vous reconnaissez vous-même que vous ne disposez pas des autorisations nécessaires. Dans ces conditions, il m'est impossible de permettre cette manifestation.

Chaque vendredi soir, le curé et le brigadier se retrouvaient au Café de la Boule d'Or pour jouer au tarot.

- Voyons, Gaspard tu ne vas pas…, commença le curé.

- Monsieur le Curé, je ne vous autorise aucune familiarité avec l'Ordre public que j'incarne ici, coupa le brigadier qui sentait la situation lui échapper. Je vous donne une demi-heure pour faire évacuer la place. Que chacun plie bagage immédiatement et rentre chez lui, ordonna-t-il d'un ton qui se voulait sans appel.

Dès qu'Arsène eut énoncé les sanctions financières encourues par les contrevenants, un vent de doute avait couru parmi les commerçants amateurs. Après une rapide évaluation des avantages que la vente devait rapporter aux nécessiteux de la paroisse comparés aux inconvénients pour leur propre portefeuille, plusieurs d'entre eux avaient discrètement commencé à rassembler leurs affaires. L'ordre du brigadier déclencha un mouvement de repli aussi précipité que généralisé.

¯

Une heure plus tard, assis sur son banc, Arsène contemplait d'un air impérial la tranquillité retrouvée de la petite place. Finalement la journée s'annonçait beaucoup plus belle qu'il ne l'avait prévu.

Anaïs était restée prostrée à ses côtés. Il attrapa son litron de rouge au fond de son sac, en avala une large rasade et tendit la bouteille à sa voisine.

- Sans rancune, Duchesse ! minauda-t-il.

 

 

Philippe GÉRARD

Tag(s) : #Nouvelles castelgrivoises
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