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La qualité des parapluies Homond

 

L'usine ultramoderne de parapluies Homond s'étendait sur près d'un hectare en périphérie de Châteaugrive-sur-Loire, à l'est de la petite ville. Florimond Homond, l'actuel P.-D.G. représentait la troisième génération de manufacturiers.

 

L'entreprise avait été fondée en 1892 par le grand-père, Sigismond Homond. C'était alors un petit atelier qui employait une douzaine d'ouvrières. Très vite, à une époque où les baleines de parapluies étaient effectivement fabriquées à partir de fanons de baleines, les parapluies Homond avaient acquis une solide réputation.

 

Au décès de Sigismond, la fabrique Homond, malgré sa petite taille était fort prospère et ses produits commençaient à être connus dans tout l'hexagone et même parfois au-delà.

 

Edmond, le fils de Sigismond, n'était ni un gestionnaire avisé ni un commercial de très grand talent. Il avait tout juste réussi, tant bien que mal, à maintenir à flot la petite entreprise familiale.

 

Tout avait changé après la guerre, lorsque Florimond, après de solides études de commerce et de gestion, avait pris les rênes. Florimond était compétent. Florimond était ambitieux. Sous son impulsion, les établissements Homond passèrent du petit artisanat au développement industriel. C'est lui qui imagina le fameux slogan qui fleurissait chaque fin d'été dans les villes et les campagnes :

 

Le parapluie Homond

Le meilleur parapluie au monde !

 

Quarante ans plus tard, la Homond SA employait six-cents personnes et assurait plus des deux tiers de l'ensemble de la production nationale de parapluies. L'introduction en bourse avait été un succès. Florimond détenait 98% du capital. Les 2% restants avaient été attribués à deux vieilles tantes de la famille qui, chaque année, au moment des étrennes, se réjouissaient fort de toucher quelques centaines d’euros de dividendes.

 

Pendant près d'un demi-siècle, Florimond avait fondé toute sa politique sur deux piliers : la qualité de la fabrication et la fiabilité de la distribution. Les parapluies Homond résistaient aux pires intempéries et ils étaient toujours livrés en temps et en heure. Florimond n'avait guère investi dans la création. Il observait attentivement les initiatives de ses concurrents en matière de créativité et suivait, sans chercher à les précéder, les grandes tendances de la mode. Pourtant, il n'avait pas raté l'opportunité qu'avait représenté le développement des bains de mer et il avait su diversifier sa production avec la fabrication de parasols haut de gamme. De même, un été qu'il était en déplacement dans la capitale, il avait observé de jeunes asiatiques qui protégeaient leur teint sous de légères ombrelles. Il s'était empressé d'étudier quels tissus étaient les plus adaptés à cette fonction. Les ombrelles qui faisaient maintenant partie de la gamme des produits Homond rencontraient un grand succès dans tout l'extrême Orient et connaissaient même, depuis quelques temps, une forte poussée sur le continent africain. De la sorte, les usines Homond fonctionnaient à plein rendement tout au long de l'année, sans connaître de dépression saisonnière.

 

Afin d'optimiser au maximum la qualité de ses produits, Florimond s'était montré à la pointe de l'innovation. Dès les premières années, il avait créé une unité spécifique entièrement dédiée à la qualité, la CQFD pour Control Quality Feedback Direction. Personne n'avait trop bien compris pourquoi Florimond avait ainsi cédé à la mode naissante du franglais et il ne s'en était jamais vraiment expliqué. Il trouvait que cela sonnait bien, que cela faisait moderne et voilà tout. Cependant, dans le patois de l'entreprise, on disait généralement la CQ.

 

Florimond avait assuré lui-même la mise en place et, au début, la direction de ce service. La CQ intervenait à chaque étape de la production. Au fil de sa fabrication, chaque produit faisait l'objet d'une série de contrôles extrêmement sophistiqués. L'objet était soumis à des tests multiples et rigoureux destinés à contrôler sa fiabilité et sa résistance. Chaque élément du parapluie, depuis l'embout jusqu'à la poignée en passant par la toile, les baleines, les fourches, le mat, les ferrets, les ailettes et coulants, les ressorts d'ouverture, était vérifié et analysé selon des procédures précises, mises à jour en permanence. Les techniques les plus pointues étaient utilisées. Le service venait même d'être doté d'un scanner dernier cri qui permettait de « radiographier » les mécanismes d'ouverture et de fermeture automatiques. Le moindre défaut était traqué et faisait l'objet d'un rapport circonstancié permettant au bureau d'étude d'apporter les corrections nécessaires. Florimond s'était ainsi fait le héraut de la notion d'amélioration continue de la qualité (ACQ). Il était intarissable sur le sujet.

 

Au fil du temps, la CQFD des établissements Homond avait acquis une incontestable renommée dans le monde industriel. Florimond était souvent invité dans les entreprises, les grandes écoles et les facultés pour exposer les concepts qui avaient présidé à la création de cette unité. Au cours de séminaires très suivis, il expliquait à l'aide de magnifiques schémas comment l'ACQ créait une « spirale vertueuse » qui, tel un ressort, propulsait le chiffre d'affaires vers des sommets.

 

Le P.-D.G. des établissements Homond avait poussé sa logique jusqu'au bout. Bien avant que ce ne fut répandu dans les entreprises, les salariés avaient été intéressés aux résultats obtenus en matière de qualité. Chaque trimestre, la CQFD publiait ses statistiques. Chaque amélioration des indices de qualité se traduisait pour le personnel en augmentations salariales à condition toutefois qu'aucun retard de livraison n'ait été enregistré. Quelle que soit sa fonction, chaque employé avait ainsi conscience de participer pleinement au succès commercial de la maison. « La démarche qualité (DQ) est une remarquable façon de développer l'esprit d'entreprise », disait finement Florimond qui, il faut bien le reconnaître, n'avait jamais eu à déplorer de mouvements sociaux d'une ampleur significative.

 

Une fois que la CQFD avait été bien implantée et que son fonctionnement s'était révélé pleinement satisfaisant, Florimond en avait confié la responsabilité à Justin Finot, l'un de ses vieux compagnons en qui il avait toute confiance. Son management s'appuyait sur ceux qu'il appelait « ses deux bras droits » le directeur de la production et celui de la CQ.

 

Les établissements Homond avaient ainsi traversé la deuxième moitié du siècle dans une prospérité de bon aloi. Leurs collaborateurs ne dissimulaient pas leur fierté d'appartenir à l'élite de l'ère industrielle.

 

A soixante-dix ans passés, Florimond Homond était toujours à la tête de son entreprise. Bourreau de travail, il n'avait pas eu le temps – ni peut-être le goût – de songer à faire un héritier. La question de sa succession commençait donc à le préoccuper.

 

Aussi se montra-t-il ouvert à la discussion lorsque la holding Rainbow Products entreprit des travaux d'approche en vue d'acquérir la Homond SA. Rainbow Products était basée à Londres et regroupait des entreprises spécialisées dans la fabrication et la distribution de vêtements et de chaussures de pluies, de bâches et de tissus imperméables, de divers produits d'étanchéité. C'est donc tout naturellement que le groupe envisageait de s'adjoindre la société Homond qui viendrait heureusement compléter son champ d'intervention. Les pourparlers durèrent une année entière. Compte tenu de la réputation de sa maison, Florimond se montra fort gourmand et finit par accepter des conditions plus qu'avantageuses avec, en outre, l'engagement formel des acquéreurs de ne procéder à aucun licenciement au cours des trois prochaines années.

 

¯

 

Ce lundi matin-là, John Littlesteel écoutait avec un flegme poli le P.-D.G. de la Homond SA lui exposer les fondements de la démarche qualité et de sa politique commerciale. Il avait hâte d'aller découvrir les différents services de l'entreprise dont il prendrait prochainement la direction. Florimond se décida enfin à conclure son discours.

- Je parle, je parle, s'exclama-t-il, mais je suis sûr que vous êtes pressé d'aller découvrir par vous-même tous les secrets de votre futur univers. Je vais laisser au secrétaire général le soin de vous guider et je vous propose que nous nous retrouvions en fin de journée pour un premier debriefing, ajouta-t-il pour tenter de se mettre au diapason du futur directeur.

 

John Littlesteel, tout frais émoulu d'Oxford, était un jeune homme consciencieux. Il entendait bien étudier dans les moindres détails tous les rouages de l'entreprise qu'il s'apprêtait à diriger. Il décida de visiter d'abord les unités de production et fut très satisfait de ce qu'il y découvrit. Incontestablement, la réputation des établissements Homond n'était pas usurpée. Les locaux étaient vastes et lumineux. Les équipements étaient modernes. L'organisation du travail était rationnelle. Les circuits tout à fait opérationnels. Il se fit présenter la collection en cours et examina de près les parapluies qui sortaient des chaînes de fabrication. Tout ce qu'il vit était conforme à ses attentes et il se réjouissait de prendre bientôt la responsabilité d'un si bel outil de travail.

 

Il s'était réservé la fin de la journée pour visiter la CQFD. Il rencontra d'abord son directeur qui avait préparé une présentation détaillée des outils et des procédures. Il sortit fort impressionné de son exposé. Il demanda ensuite à rencontrer les différents intervenants du service.

 

¯

 

Il était plus de 20 heures lorsque John Littlesteel vint retrouver Florimond dans son bureau. Il était rouge et semblait hagard. Son état d'énervement tranchait avec son flegme matinal.

- Eh bien, mon ami, vous semblez avoir eu une bien rude journée ! s'inquiéta placidement Florimond. Asseyez-vous donc et goûtez ce whisky qui, pour en être japonais, n'en est pas moins excellent. Vous m'en direz des nouvelles.

- Monsieur, articula péniblement Littlesteel, ce que je viens de constater est parfaitement honteux. Je vais sans plus attendre conseiller à ma hiérarchie de dénoncer notre entente et de vous attaquer en justice pour tromperie.

- Allons, allons, mon ami, calmez-vous ! Que se passe-t-il donc ? Asseyez-vous et expliquez-moi ce qui justifie une telle colère.

- Il se passe, Monsieur, que je viens de visiter votre prétendue Control Quality Feedback Direction.

- Très bien, dit Florimond et ?...

- Et, Monsieur, j'ai écouté attentivement Monsieur Justin Finot qui m'a fait un impressionnant discours sur les concepts de contrôle, de qualité et d'amélioration continue par le feedback.

- Certainement et ?...

- Et ensuite, Monsieur, je suis allé rencontrer les collaborateurs de la CQFD !

- Et donc ?...

- Ils m'ont montré les remarquables moyens dont ils disposaient, leurs outils les plus modernes et les plus performants. Ils m'ont décrit par le menu l'ensemble de leurs procédures de contrôles. Ils m'ont expliqué en détail le principe de leur mise à jour permanente.

- Parfait ! Mais je ne vois rien là qui puisse justifier…

- Au moment où j'allais partir j'ai rencontré un stagiaire qui poussait un chariot chargé d'un lot de parapluies. Je l'ai interrogé sur son travail et savez-vous, Monsieur, ce qu'il m'a répondu ?

- Je commence à en avoir une petite idée, dit Florimond avec gravité.

- Il m'a expliqué qu'il transportait les parapluies depuis le local où arrivaient les parapluies qui venaient d'être contrôlés jusqu'à celui où étaient entreposés les parapluies en attente de contrôle. Comprenez-vous, Monsieur, ce que cela signifie ?

- Précisez, précisez, dit tranquillement Florimond.

- Cela signifie, Monsieur, que votre si fameuse CQFD, fonctionne en circuit totalement fermé. Comme un écureuil dans sa roue. Elle contrôle toujours le même lot de parapluies ! IL N'Y A AUCUN LIEN ENTRE LES CHAÎNES DE PRODUCTION ET LES SERVICES CENSÉS LES CONTRÔLER ! Et vous ne vous en êtes jamais aperçu ?!!!...

- Allez-vous vous asseoir à la fin ? s'écria Florimond. Cela fait vingt ans que c'est ainsi et cela fait quinze ans que je suis au courant !

- Vous saviez ! hurla Littleton en se laissant choir enfin dans le fauteuil que lui désignait Florimond.

- Mais oui. Laissez-moi vous expliquer. Un jour, il y a donc environ une quinzaine d'années, un employé qui voulait se venger du directeur de la CQFD pour je ne sais quelle obscure raison est venu me voir. Il voulait dénoncer un accord que celui-ci avait passé avec le responsable de la production. Ce dernier trouvait que les procédures de contrôle de la qualité entravaient le bon déroulement de la production. De sorte qu'il devenait parfois difficile de tenir les délais de livraison. Les ouvriers subissaient alors une pression telle que la qualité s'en ressentait. Les indices se détérioraient. La CQ renforçait les contrôles qui retardaient d'autant la production. On n'en sortait pas. Il proposait de prélever une fois pour toutes, à chaque phase de la fabrication, un lot de parapluies exclusivement destiné au contrôle et de simplement remplacer au fur et à mesure chaque parapluie qui se révèlerait défectueux. Ainsi, fit-il valoir, la CQFD pourrait prendre tout le temps qu'elle voudrait pour réaliser ses contrôles. La production n'en serait aucunement affectée. Les ouvriers travailleraient dans la sérénité ce qui, immanquablement, favoriserait la qualité. Il suffirait, à chaque renouvellement de collection, de prélever un nouveau lot de parapluies réservé au contrôle et le tour serait joué.

- Completely crazy ! s'indigna John.

- Complètement fou ? C'est ce que vous pensez, mon cher John ? Vous permettez que je vous appelle John, n'est-ce pas ? C'est aussi ce que je me suis dit dans un premier temps, confirma Florimond. Ma première réaction a bien sûr été de convoquer les coupables pour les licencier séance tenante. Et puis j'ai réfléchi. D'abord, je n'aime pas les délateurs. Et surtout j'ai étudié les statistiques. Non seulement les ventes n'avaient pas diminué depuis cette entente diabolique mais, au contraire, elles avaient régulièrement progressé. Et finalement j'ai compris pourquoi. Compte tenu du circuit mis en place, la qualité des produits contrôlés ne pouvait que s'améliorer continuellement puisqu'elle portait sur un unique lot dont on éliminait au fur et à mesure les parapluies défectueux. Les statistiques publiées par la CQFD s'amélioraient donc de trimestre en trimestre. De ce fait, les ouvriers bénéficiaient d'une augmentation de salaire tout aussi régulière, d'autant que plus rien ne venait entraver la production. Ils avaient alors toujours plus à cœur de fabriquer un produit sans défaut ce qui, s'agissant d'un mécanisme somme toute assez simple, n'est finalement pas bien difficile. En l'absence de contretemps, les livraisons étaient assurées dans les délais. Tout le monde y trouvait donc son compte. C'était ce qu'on appelle à l'université une opération gagnant/gagnant. J'ai continué à axer la communication sur l'efficacité du contrôle de la qualité et sur la fiabilité de la distribution. Et, jusqu'à aujourd'hui, tout a magnifiquement fonctionné. Si j'avais, au contraire, décidé de supprimer ce service couteux et apparemment inutile, outre les graves problèmes sociaux qui auraient évidemment surgi, c'est toute la réputation de la maison qui se serait écroulée d'un seul coup. J'ajoute que la CQFD me permet de recaser les éléments qui se révèlent les moins performants à la production. Compte tenu de la prestigieuse réputation de cette direction, les intéressés se montrent toujours très flattés de ce changement d'affectation. Do you understand my dear John ? Maintenant, c'est vous qui allez - ou non - assurer le management de cette entreprise florissante. À vous de voir…

 

John Littlesteel resta un long moment sans dire un mot, comme atteint de catalepsie. Soudain, il se redressa, avala d'un trait son verre de whisky japonais. Un fin sourire britannique éclaira enfin son visage ingrat.

- CQFD, murmura-t-il.

 

 

Philippe GÉRARD

 

 

Pour Martine, grande prêtresse de la -vraie - qualité

Tag(s) : #Nouvelles castelgrivoises
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