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Lecture publique

À Châteaugrive-sur-Loire tout le monde aimait bien Saturnin Bridoison, surnommé le Barde. C'était un pierrot lunaire qui participait activement aux activités culturelles de la cité.

Ce jour-là, Saturnin était fort dépité. Aucune inspiration. Il s'était engagé à produire une nouvelle pour le lendemain et à en faire une lecture publique à la salle des fêtes. Le thème proposé : « Lumières d’automne » ne le motivait pas le moins du monde. Il lut le journal depuis la première jusqu'à la dernière ligne, à la recherche d'une information ou d'un fait divers susceptibles de le mettre sur la voie. En vain.

Il décida de sortir et de prendre le petit sentier qui menait jusqu'au fleuve. Pourtant, la marche et le paysage fantomatique de novembre ne lui apportèrent aucune lueur, aucune image qui aurait pu lui suggérer ne serait-ce qu'un début d'histoire.

Abattu, il se laissa tomber sur l'un des bancs de bois installé au bord du chemin de halage. L'esprit vide, il contemplait la brume qui flottait au-dessus de l'eau noire.

Sans qu'il l'ait vu venir, une silhouette irréelle se dressa soudain devant lui. Vaste cape noire. Large feutre. Écharpe rouge. On aurait dit l'hologramme d'Aristide Bruant. L'homme s'assit à ses côtés.

- Vous avez l'air fatigué mon ami, peut-être ceci pourrait-il vous aider.

L'homme tendait à Saturnin un petit livre relié en cuir d'onagre. Saturnin l'ouvrit à la première page. Il lut le titre. « Impressions d’automne ». Son pouls s'accéléra. Il parcourut les premières lignes puis les premières pages. Finalement, il ne put se détacher du récit et le lut d'une traite jusqu'au bout. Il était subjugué. C'était un texte magnifique, puissant. L'écriture en était dense précise, poétique, ciselée. Le récit happait le lecteur. Le faisait passer par toute la palette des émotions. Le tenait en haleine jusqu'à l'acmé et la chute, originale et splendide.

- Exactement la nouvelle que j'aurais voulu écrire, soupira Saturnin en s'apprêtant à refermer l'ouvrage.

Il s'attarda un instant sur la page de garde et sursauta en découvrant le nom de l'auteur : Saturnin Bridoison. Son interlocuteur ne l'avait pas quitté du regard.

- C'est bien vous l'auteur de cette remarquable nouvelle, affirma-t-il d'une voix chantante.

- Comment est-ce possible ? s'étonna Saturnin.

- Disons que je l'ai extraite de votre subconscient. Mais, attention, ajouta-t-il, énigmatique, né d'une émotion intense, ce texte est soluble dans l'émotion.

Sur ces mots, il se leva et disparut aussi brusquement qu'il était arrivé. Saturnin scruta les abords du chemin. Seul un chat noir s'esquivait derrière un fourré.

Saturnin resta seul. Il tenait entre les mains le texte qui lui permettrait d'assurer sa prestation du lendemain. Mais son soulagement fut de courte durée. La nouvelle à produire ne devait en aucun cas dépasser les trois pages or le petit fascicule en comptait trente-trois !

- Dix fois trop ! se dit Saturnin. Jamais je ne pourrai synthétiser et encore moins amputer une telle littérature.

L'espace d'un instant une sourde colère l'envahit. D'abord contre lui-même et sa créativité en berne. Mais aussi contre cette espèce d'ectoplasme qui lui avait fait miroiter de faux espoirs. Par acquit de conscience, il vérifia à nouveau. Il s'était trompé. La nouvelle comportait vingt-sept pages. Il haussa les épaules, désabusé. C'était toujours beaucoup trop.

La tête basse, il reprit le chemin du retour. Soudain, un rayon de soleil transfigura le paysage. Le fleuve apparut dans toute sa lumineuse splendeur. Saturnin se figea. Le paysage qu'il avait sous les yeux correspondait au détail près à une description qu'il venait d'admirer au cours de sa lecture. Il ouvrit le recueil, retrouva le passage. C'était bien cela. Tout y était. Le miroitement de l'eau, le flamboiement des couleurs d'automne, le crépitement des feuilles, les berges hachurées de roseaux. Ému, il referma le livre pour se perdre dans la contemplation du tableau qui s'offrait à son regard. Il voulut lire à nouveau le passage. C'est alors qu'il constata que la nouvelle ne faisait plus que vingt pages. Sa surprise fut telle qu'il laissa choir l'ouvrage à terre. Dès qu'il l'eut ramassé, il vérifia à nouveau le nombre de pages. Il n'y en avait plus que dix-sept !

Convaincu de rêver, Saturnin accéléra le pas. Il avait hâte de se retrouver au calme dans son environnement familier. Au bout de quelques mètres, une vision le ramena brutalement à la réalité. Au détour du sentier, une charogne infâme sur un lit semé de cailloux. De dégoût, Saturnin fut pris d'un violent haut-le-cœur en contournant la carcasse du renard en décomposition. Immédiatement il se souvint d'une image dont la lecture lui avait inspiré la même émotion quelques instants plus tôt. Avant qu'il n'ait pu retrouver le passage, il constata que la nouvelle ne comportait plus que treize pages !

Saturnin s'arrêta et relut entièrement le texte. Il n'avait rien perdu de sa qualité et de sa force. Au contraire il lui sembla même qu'il était encore plus percutant et qu'il avait gagné en pouvoir de suggestion.

Saturnin repensa aux paroles de l'homme. Se pourrait-il que la nouvelle se contracte et se densifie à chaque fois qu'il vivait une émotion identique à celle que sa lecture suscitait ? Un peu comme une préparation culinaire se réduit et gagne en saveur si on la remet sur le feu.

Saturnin se souvint de ce vers de Baudelaire :

"Voici venir les temps où, vibrant sur sa tige, chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir".

Comme à chaque fois qu'il repensait à ce poème, un frisson le parcourut. Il se précipita à la dernière page du texte. Elle portait le numéro sept.

C'était bien cela ! A chaque fois que le lecteur ressentait dans sa chair une émotion suggérée par le texte, celui-ci gagnait en profondeur et en densité pour se réduire finalement à sa quintessence. Saturnin jubila. Il était sauvé ! Une joie profonde l'envahit… Et, bien sûr, quand il rouvrit le petit livre relié en cuir d'onagre, la nouvelle était tout entière contenue en trois pages.

¯

Le lendemain, à l'heure dite, les participants se réunirent dans la salle où devait avoir lieu la lecture. L'animateur annonça trois orateurs. Saturnin serait le deuxième.

Une jeune femme s'avança pour la première lecture. Saturnin ne la connaissait pas. Elle lui fit forte impression. Son texte était très beau. Elle le portait comme le vent porte la musique tantôt filant avec une infinie fluidité, tantôt soufflant en rafales ou en tempête ou retombant en soupir comme pour mieux aspirer toute l'attention de l'auditeur.

Au fur et à mesure que se déployait sa lecture, Saturnin se sentait envahi par une intense émotion. Lorsqu'elle eut terminé, il se leva à son tour, le cœur battant et s'avança vers le pupitre. Il ouvrit le petit livre relié en cuir d'onagre.

Il ne comportait que trois pages…blanches.

 

Philippe GÉRARD

Tag(s) : #Nouvelles castelgrivoises
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