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Ce qui est écrit...

Son sac de voyage à l’épaule, Rogatien Nantois descendait à petits pas la grande rue commerçante de sa ville natale. Il n'y était jamais revenu depuis ses années de fac, un quart de siècle plus tôt. Il s'aperçut que, sans y prendre garde, il avait suivi le chemin qu'il empruntait jadis au retour de l'école. Il passerait bientôt devant la grande boulangerie-pâtisserie où il s'arrêtait alors quotidiennement pour acheter le pain de deux livres familial. La boulangerie avait aujourd'hui disparu pour laisser la place à une librairie. Les anciennes boiseries de chêne blond de la devanture avaient été conservées. Rogatien reconnut la vitrine arrondie qui faisait l'angle avec la rue transversale. Il y chercha, comme autrefois, la déformation de son propre reflet et ne résista pas au plaisir d’entrer dans la boutique. Du sol au plafond, les rayonnages de livres avaient remplacé les claies et présentoirs d’antan. À gauche de l'entrée, les nouveautés littéraires s'empilaient sur une longue table cérusée. Il commença à butiner les quatrièmes de couverture.

Un discret toussotement le fit se retourner. Un petit homme, silhouette fluette, légèrement voutée, impeccable costume trois pièces bleu roi, chevelure et barbiche blanches soigneusement lissées, se tenait devant lui, un fin sourire aux lèvres. Le libraire lui tendait un ouvrage.

- Prenez celui-ci, dit-il simplement.

Rogatien hésita. Le titre, Meurtre en retour ne lui évoquait rien. L'auteur non plus. Il n'était guère amateur de romans policiers. Pourtant il songea à la soirée solitaire qui l'attendait. Il régla le livre dans lequel le commerçant avait glissé un signet publicitaire et se dirigea vers la sortie.

Au moment de franchir la porte, il se heurta à une élégante femme brune qui entrait. Rogatien bredouilla une excuse et sortit précipitamment ; le parfum de l'inconnue l'avait projeté brutalement vingt-cinq ans en arrière. Charlène… Souvenir amer… Il n'était pas fier de la façon brutale dont il avait mis fin à cette histoire.

Soudain, toute envie de flâner dans la cité et d'y cultiver la nostalgie de son enfance l'avait abandonné. Sans s’attarder davantage, il irait dîner près de l'hôtel, et y passerait la soirée en compagnie de son roman. Demain matin, il se rendrait à son rendez-vous puis s'empresserait de quitter la ville.

De retour dans sa chambre, Rogatien s’installa dans un confortable fauteuil et commença sa lecture.

« L'inspecteur Balthazar Balto considérait la scène de crime d'un air las et désabusé. L'homme était allongé au milieu de la chambre. Pas la moindre trace de désordre dans la pièce. Une chambre d'hôtel anonyme. Balthazar se pencha sur le cadavre. En plein cœur,  constata-t-il en examinant la blessure. Il ouvrit le placard. Aucun vêtement, aucun bagage. Il se rendit dans la salle de bain. Elle était vide de tout accessoire de toilette… »

Rogatien leva les yeux de son livre. Les premières lignes étaient d'une banalité affligeante. Pourquoi s'était-il ainsi laissé influencer par le vieux libraire ?

« …L'inspecteur descendit à la réception. Il y trouva le gérant de l'hôtel. Celui-ci ignorait complètement qui pouvait bien être la victime. Il ne l'avait jamais vue auparavant et la chambre 13, où on l'avait trouvée, avait été réservée par une femme.

- Une certaine Bertille Malard, dit-il, en consultant le registre des réservations. C'est moi qui étais à la réception quand elle est arrivée hier après-midi. Une belle femme mais pas causante. Je lui ai demandé de payer sa chambre d'avance parce qu'elle voulait partir très tôt ce matin… »

Rogatien soupira. Décidément, le polar s'annonçait médiocre et ennuyeux à mourir.

« …L'inspecteur Balto regagna la chambre 13. Ses collègues de la scientifique avaient commencé leurs investigations. L'un des enquêteurs vint à sa rencontre. Il lui tendit un bout de papier plié en quatre.

- Dans la poche droite de sa veste, dit-il, laconique.

L'inspecteur déplia le billet. C'était une petite feuille carrée tirée d'un bloc d'aide-mémoire. Il lut : Ce soir, 23 h, chambre 13.

- Avec ça on est bien avancé, murmura-t-il… »

Rogatien poursuivait sa lecture. L’intrigue se déroulait platement. Personne n’avait vu partir la mystérieuse locataire de la chambre où le corps avait été découvert. On comprenait rapidement qu’elle s’était certainement inscrite sous un faux nom.  Lorsque le veilleur de nuit revenait prendre son service, on apprenait que c’est lui qui avait réceptionné « le mort de la chambre 13 », la veille au soir. Conformément à la réservation qui avait été faite, il l’avait installé dans la chambre 17. Il s’agissait d’un représentant de commerce sans histoire qui avait loué la chambre pour une seule nuit. D’après son agenda, il avait rendez-vous le lendemain matin avec un client. L’inspecteur Balto entreprenait alors de reconstituer son emploi du temps. Il retrouvait assez facilement le restaurant où l’homme avait dîné.

Alors qu’il était arrivé à la page 97, la suite du récit retint subitement toute l’attention de Rogatien Nantois. L’inspecteur Balto découvrait en effet qu’au cours du repas l’homme avait bavardé avec le patron du restaurant. Il avait évoqué ses souvenirs d'enfance et une fameuse boulangerie-pâtisserie devenue une librairie…

L’histoire n’ennuyait plus du tout Rogatien. Il avala nerveusement les trois pages suivantes.

« …En sortant de la librairie, l’inspecteur retourna à l'hôtel. Il monta au premier étage pour reprendre ses investigations dans la chambre 17. Un livre était posé sur le guéridon. Il nota qu'un signet avait été glissé à la page 100… »

Machinalement, Rogatien venait de glisser la main dans la poche de sa veste. Stupéfait, il en tira un papier plié en quatre. En proie à une grande agitation, il le lut, regarda sa montre : 22 h 55. Il ferma son livre sur le marque-page, le posa sur la table basse, ouvrit la porte de sa chambre sans plus prêter attention que lors de son arrivée au numéro 17 qui y était gravé et se précipita dans le couloir.

 

Philippe GÉRARD

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