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Coup de tabac

Ce dimanche matin, le soleil se lève à peine lorsque Juliette quitte la pension de famille tenue par sa mère, Madame Augustine, en compagnie de René et Albert, deux ouvriers qui y sont pensionnaires depuis plus d'un an. La journée s'annonce magnifique en ce 14 juin, jour de la Fête-Dieu à Nantes. La ville a été pavoisée et déjà les volontaires sont à l'œuvre pour décorer les rues où doit passer la procession. Ils réalisent de vastes motifs religieux avec de la sciure de bois multicolore et des pétales de roses.

 

Les trois jeunes gens se dirigent avec allégresse vers le quai de la fosse où ils doivent embarquer sur le vapeur qui les emmènera en excursion pour la journée sur l'île de Noirmoutier où ils ne sont encore jamais allés.

 

- Nous sommes en retard, pas question de faire un détour, nous allons directement sur le port, plaisante Albert.

- Certainement, dépêchons-nous, renchérit René.

 

Juliette sourit. Elle n'est pas dupe de la taquinerie de ses compagnons. Avec leur complicité, elle va retrouver Joseph, son amoureux, qui les attend à l'entrée toute proche du passage Pommeraye pour les accompagner dans leur excursion.

 

Bras dessus, bras dessous, les quatre amis longent joyeusement les rails de chemin de fer qui suivent le quai de la Fosse jusqu'au ponton où le vapeur est amarré. Sur la coque blanche, ils découvrent le nom du bateau : le Saint-Philibert.

 

La foule des excursionnistes se presse à l'embarcadère. Les employés de la Compagnie des loisirs, organisatrice de l'excursion, vérifient avec bonhommie les inscriptions de chacun. C'est gratuit pour les enfants, on ne les inscrit pas. Ils ferment les yeux sur quelques petits groupes un peu plus nombreux que prévu. On ne veut gâcher le plaisir de personne pour la belle journée qui s'annonce.

 

On monte à bord. Chacun se précipite sur le pont supérieur pour profiter au mieux de la traversée. Bientôt le petit navire est au maximum de sa capacité. Le capitaine, vieux marin expérimenté à la retraite, a repris du service pour assurer ce voyage. Il est six heures trente lorsqu'il lance l'ordre de larguer les amarres. Le vapeur quitte lentement le port de Nantes pour descendre le fleuve avant de gagner la haute mer. Il gîte un peu à bâbord. C'est un défaut de naissance « qui ne l'empêche pas de tenir la marée » disent les connaisseurs.

 

Il fait beau, la Loire est couverte de moutons blancs mais, plus loin, la mer est calme, Joseph et Juliette se tiennent enlacés à la rambarde du pont supérieur. Ils regardent la côte s'éloigner et, déjà, scrutent l'apparition progressive de Noirmoutier à l'horizon.

 

A bord, l'ambiance est à la franche gaieté. Les plaisanteries vont bon train. On se moque gentiment des quelques passagers qui sont sujet au mal de mer et on chante des chansons de marins.

 

Après six heures de navigation, le vapeur aborde enfin au ponton de bois du village de l'Herbaudière, au nord de l'île.

 

C'est déjà l'heure du déjeuner et chacun se hâte de prendre ses dispositions. Quelques-uns investissent les bistrots du port. Le soleil est chaud et la plupart vont pique-niquer à l'ombre du Bois de la Chaise, tout proche.

 

Juliette et ses amis font honneur aux excellents sandwichs que Madame Augustine leur a préparés. Pendant que leurs compagnons restent à savourer le soleil sur la grève, Joseph enlace Juliette et l’entraîne pour une promenade en amoureux sur l’estran. Avec le soleil leurs projets d'avenir prennent de belles couleurs.

 

Dès seize heures, le capitaine fait retentir la sirène. Avant d'accoster, il a prévenu qu'il appareillerait à seize heures trente précises sans attendre les retardataires qui devraient se débrouiller par leurs propres moyens pour regagner Nantes.

 

Au fil des heures, le temps s'est couvert et lorsque la petite foule des passagers se dirige vers l'estacade de l'Herbaudière, chacun peut constater que le vent s'est levé et que les nuages défilent à toute allure dans le ciel. À l'abri de la pointe nord de l'île, la mer, cependant, paraît assez calme.

 

Pourtant le capitaine est un peu inquiet. Les vieux marins du port lui ont signalé que la marée avait commencé à monter avant l'heure prévue. Ce phénomène rare associé à la vitesse des nuages et aux moutons qui couvraient la Loire le matin laissent présager un Vimer, cette redoutable tempête qui surgit brutalement de temps à autre dans la baie de Bourgneuf.

 

Le capitaine hésite. Il serait peut-être plus sage de se diriger vers Pornic en restant à l'abri de la pointe Saint-Gildas en attendant que le grain passe. Les ouvriers qui représentent une part importante des passagers ne sont pas d'accord avec cette solution. A l'heure où ils arriveront à Pornic, il n'y aura plus aucun moyen de regagner Nantes. S'ils ne sont pas à l'embauche le lundi matin, ils perdront leur journée de travail. En outre, comment loger sur place tous les excursionnistes ? Le capitaine finit par se rendre à leurs arguments. Après tout durant sa carrière de capitaine au long cours, il en a vu bien d'autre. Il prévient seulement que « cela risque de danser pas mal » et il engage ceux qui redoutent trop le mal de mer à prendre l’autocar qui, plus tard dans la soirée, regagnera le continent en passant par le Gois[1].

 

Accoudés au bastingage, les quatre amis s’amusent de voir les derniers passagers se hâter pour monter à bord.

 

Joseph entreprend de se rouler une cigarette lorsque son paquet de tabac lui échappe et tombe à la mer. Ses compagnons qui ne fument pas s’esclaffent ; Privé de cibiche jusqu’à Nantes ! Joseph ne l’entend pas de cette oreille. D’où ils se trouvent il voit parfaitement le café-tabac sur le port, à même pas vingt mètres de l’embarcadère. Il en a pour une minute. Sans écouter les protestations de Juliette, il s’élance, franchit la passerelle en courant. En quelques foulées il est dans la boutique. Juste devant lui une petite vieille papote au comptoir. Joseph trépigne. Enfin la buraliste le sert.

 

- Vous allez rater votre bateau, observe-t-elle tranquillement en lui rendant sa monnaie.

 

Joseph se retourne. Les matelots sont en train de remonter la passerelle. Il se précipite, leur crie de l’attendre. En vain. Les ordres du capitaine étaient formels. On n’attend pas les retardataires.

 

Tandis que Juliette se désole et que ses amis lui font de grands signes de la main, Joseph regarde le navire quitter l’estacade et s’éloigner vers la baie. Il le suit des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu à l’horizon.

 

Au bistrot, la tenancière l’informe que l’autocar pour Nantes partira dès que le passage du Gois sera possible, à vingt-deux heures.

 

Joseph se résout à prendre son mal en patience. Il déambule un moment sur la grève et s’installe finalement pour dîner dans l’un des restaurant du port.

 

Au moment où il s’apprête à monter dans l’autocar, un gamin venant du sémaphore accoure en criant « le Saint-Philibert a coulé ».

 

Le voyage vers Nantes n’en finit pas. L’angoisse est à son comble. Il est trois heures du matin lorsque l’autocar arrive enfin à Nantes. Les passagers se précipitent au bureau du port. Le directeur leur confirme l'incroyable nouvelle. Le Saint-Philibert a coulé avec tous ses passagers au milieu de la baie de Bourgneuf, au large de la Pointe Saint-Gildas. Au fil des informations qui circulent, Joseph découvre peu à peu avec horreur les circonstances de la catastrophe. Dès que le bateau eut quitté l'abri de l'île, il s'est trouvé pris dans une violente tempête. Un vent extrêmement violent, des vagues énormes. Pour se protéger des lames qui submergeaient le pont, les passagers se sont tous portés du même côté, sous le vent, faisant fortement gîter le navire. Une immense vague scélérate a pris le bateau par le travers et l'a fait se retourner. Il a immédiatement coulé. En quelques minutes. Sur les cinq cent deux passagers, il n'y aurait que sept ou huit survivants.

 

Ni Juliette ni ses deux compagnons n’étaient du nombre.

 

Philippe GÉRARD

 

Avertissement : Ce récit est une fiction, librement imaginée à partir des évènements dramatiques qui se sont réellement déroulés le 14 juin 1931. Il ne prétend bien sûr aucunement être une retranscription historiquement rigoureuse des faits tels qu’ils se sont effectivement produits.

 

[1] Le Gois est la chaussée qui relie l’île de Noirmoutier au continent. Totalement immergée à marée haute, elle n’est accessible qu’à marée basse.

Tag(s) : #Nouvelles histoires vraies
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