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L'horloge de la place Royale

Version sonorisée :

Texte :

Incrédule, Bob fixa le cadran de l'horloge de la place Royale. 17h06 ! Il s'était trompé d'une heure ! Carole ne l'avait certainement pas attendu. Dépité, il se laissa tomber sur l'un des deux bancs de la place.

Incrédule, Alice fixa le cadran de l'horloge de la place Royale. 17h06 ! Elle avait près d'une heure d'avance pour son rendez-vous avec Ted. Dépitée, elle se laissa tomber sur l'un des deux bancs de la place.

Bob et Alice restèrent ainsi plusieurs minutes, chacun sur leur banc, leurs pensées perdues dans le vague de leurs amours en devenir. Au bout d'un long moment, ils se tournèrent à nouveau, d'un même mouvement, vers le cadran de l'horloge. 17h06 ! Incrédules, leurs regards se croisèrent. Ils éclatèrent de rire. Bob se leva.

            - Excusez-moi, Mademoiselle, vous attendiez quelqu'un ?

Ils rirent à nouveau, submergés d'un coup par le bonheur inattendu de cette rencontre inattendue.

Antonin vint au monde moins d'une année plus tard. Bob et Alice, ses parents, avaient trouvé un logement dont les fenêtres donnaient sur la place Royale et son horloge. Leur horloge. Plus tard, quand il fut en âge de comprendre, ils racontèrent à Antonin son étrange histoire.

C'était une grande horloge à double cadran qui avait été fixée sur un lampadaire – on disait alors un candélabre - lors de la reconstruction de Chantepierre-sur-Loire, après les bombardements.  Le jour de son installation, les curieux s'étaient agglutinés autour de Monsieur Foucaud, l'un des plus fameux horlogers de la ville ; ses pendules étaient renommées. À 9 heures précises, il était monté sur une échelle pour positionner les aiguilles et actionner la mise en marche du mécanisme régulateur. Il était redescendu sous les applaudissements de la petite foule, avait salué d'un air modeste et regagné sa boutique.

À 17h06, l'horloge s'arrêta. On courut chercher Monsieur Foucaud. Il resta un long moment, perplexe, à scruter les entrailles du chronomètre. Finalement, il relança la procédure de démarrage. L'horloge se remit à fonctionner sans aucune difficulté.

Mais le lendemain, à 17h06, elle s'arrêta à nouveau. Fort perturbé, l’horloger la remit en marche et décida de se lever à l’aube pour voir si le mécanisme allait s’arrêter à 5h06 du matin. Soulagé, il constata qu’à l’heure fatidique les aiguilles continuaient leur rotation sans marquer la moindre hésitation… jusqu’à 17h06 où, encore une fois, elles restèrent obstinément bloquées.

Et, il en fut toujours ainsi. A chaque intervention, l'horloge redémarrait sans coup férir et s'arrêtait invariablement à 17h06. Les meilleurs horlogers furent consultés en vain. Exaspéré par ce qu'il considérait comme une tache sur la renommée de la ville, Evariste Tarpeau, le maire de l'époque, fit même venir un spécialiste de la capitale. Rien n'y fit. Les aiguilles tournaient avec une régularité de métronome jusqu'à 17h06, pas une seconde de plus. Aucune anomalie susceptible d'expliquer ce curieux phénomène ne fut jamais détectée.

On finit par renoncer. L'horloge arrêtée devint même une attraction. Les rumeurs les plus folles circulaient à son sujet. Certains mettaient en cause l'influence magnétique du sous-sol ou celle des marées. D'aucuns disaient qu'elle était hantée par le fantôme d'un général qu'on aurait fusillé à cette heure précise sur la place. Quoiqu'il en soit, l'horloge de la place Royale resta, pendant plus d'un demi-siècle, figée à 17h06 et exclusivement dédiée à ce qui, dès l'origine, avait été son rôle principal : le point de rendez-vous de tous les amoureux de la ville.

La vie d'Antonin fut donc placée sous le signe de cette horloge immobile sans laquelle il n'aurait jamais vu le jour et qu'il avait pu contempler durant toute son enfance depuis la fenêtre de sa chambre. Il fit une belle carrière à la Société des chemins de fer, en tant que responsable des horaires, chargé de la ponctualité des trains.

Il venait de prendre sa retraite dans un joli pavillon, en périphérie de la ville, lorsque la nouvelle municipalité entreprit de souscrire à la mode des centres piétonniers. Le plan d'urbanisme prévoyait le remplacement de l'horloge par une enseigne lumineuse qui, outre une heure numérique, indiquerait aussi la température extérieure et les prévisions météorologiques.

Antonin se renseigna. Il réussit, avant leur mise au rebut, à récupérer la grande horloge qui n'intéressait plus personne, ainsi que l'un des anciens bancs de la place. Il installa le tout dans son jardin. A tout hasard, il tenta de relancer le mécanisme. Celui-ci redémarra immédiatement. Surpris, il vint s'asseoir sur le banc à 17 heures précises et attendit. L'horloge marqua 17h05, 17h06, 17h07 et continua sans s'arrêter. Le lendemain, à la même heure, il revint se poster devant le cadran. 17h05, 17h06, 17h07, le régulateur poursuivi ses pulsations.

Et cela continua ainsi, comme si, après s'être arrêté pendant toute sa vie active, le temps s'était enfin remis en marche, inexorablement.

Antonin prit l'habitude de venir tous les soirs s'asseoir sur son banc. Il regardait la lumière décliner sur son jardin et écoutait le tic tac rassurant.

C'est là qu'un jour, par une belle fin d'après-midi d'été, son cœur, peut-être las de l'entendre, cessa soudain de battre. Antonin s'effondra. Il était très exactement 17h06.

 

Philippe GÉRARD

 

 

 

 

Tag(s) : #Nouvelles castelgrivoises
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