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Parfums de couleurs

 

- Retiré !

Maître Céladon, le commissaire-priseur, abattit sur le pupitre son long marteau d'ivoire.

Vincent Volfgang se recroquevilla sur sa chaise. C'était sa dernière cartouche. Trois jours auparavant, en désespoir de cause, il avait porté à la salle des ventes sa plus belle toile, celle qu'il venait d'achever. Une « Impression ligérienne ». Il avait mis tout son talent et toute son âme pour tenter de capter la lumière si mystérieuse du fleuve. Il pensait y être parvenu.

Pourtant le commissaire-priseur avait fait son travail. Il avait débuté les enchères à soixante-quinze euros. Il avait laissé le temps au public. Et, même, devant l'absence de réaction, il avait tenté des enchères « à l'envers ».

- Qui me donnera soixante-dix, soixante, pour ce magnifique paysage local ?

A trente euros, il avait renoncé et Vincent s'était senti couler dans un puits de vase.

A présent, sa toile sous le bras, il chancelait dans les ruelles du vieux bourg de Châteaugrive-sur-Loire. Arrivé rue de l'Abreuvoir, il grimpa comme un vieillard l'escalier en colimaçon qui menait à sa mansarde. Il s'arrêta sur le seuil et contempla la pièce unique qui lui servait d'atelier, de chambre et de cuisine. Il avait fini par s'habituer à ce logis de misère jusqu'à le trouver presque chaleureux. Mais c'était fini. Il ne pourrait plus s'acquitter du prochain terme.

Il n'en pouvait plus. Il abandonnait. Près de deux ans maintenant qu'il n'avait plus rien vendu. Depuis bien longtemps, aucun marchand ne le recevait plus. C'était décidé, il raccrochait ses brosses et ses couteaux. Il allait se mettre en quête d'un emploi quel qu'il soit. Il accepterait n'importe quel travail. Mais, de sa vie, il ne toucherait plus un pinceau.

Avant de partir, il avait posé sur le chevalet une toile vierge. Sur la table à côté, une bouteille d'eau-de-vie était à peine entamée. Il prit un verre sur l'évier et s'effondra dans son vieux fauteuil.

La nuit était tombée lorsqu'il atteignit le fond du flacon. Il croyait se souvenir qu'il lui en restait un autre quelque part. Il se dirigea en titubant vers la soupente. Jurant et tempêtant, il finit par trouver au fond du bric-à-brac un redoutable tord-boyaux. Il triompha ; il allait une fois pour toutes enterrer sa vie d'artiste. Quand il se redressa sa tête heurta violemment une poutre. Il lâcha la bouteille qui se fracassa sur le carrelage. Il s'effondra sans connaissance dans une mare d'alcool.

La lumière blanche d'un jour poisseux agressa violemment son crâne endolori quand il émergea enfin de son sommeil comateux. Les souvenirs douloureux de la veille envahirent progressivement son esprit cotonneux tandis qu'une nausée au goût aigre lui tordait l'estomac. Il réussit tant bien que mal à s'asseoir sur le sol et resta un long moment appuyé au chambranle de la porte en attendant que son environnement se stabilise.

Peu à peu l'image de son atelier se fixa. Il cligna plusieurs fois des paupières. C'était une photographie en noir et blanc. Plus aucune couleur ; seulement des nuances de gris. Il ferma les yeux et se laissa retomber sur le sol.

Il ne bougeait plus, attentif à la lente récupération de ses sens. Le brouhaha familier de la rue lui parvint à nouveau. L'humidité du sol le transperça. Il avait froid. Ce fut l'insupportable puanteur de l'alcool qui le poussa à sortir de sa torpeur. Son cerveau le taraudait moins douloureusement. Il agrippa à tâtons l'accoudoir de son fauteuil et réussit à s'y affaler.

Enfin il se décida à ouvrir à nouveau les yeux. Toutes les nuances du noir au blanc. Mais rien d'autre. Son univers était désormais privé de toute couleur. Un rire de dément lui secoua la gorge. Le Destin confirmait cyniquement la fin de ses velléités picturales. Il attrapa un grand sac et entreprit d'y jeter tout son attirail de rapin.

Un tube de couleur était ouvert sur sa palette. Il marqua un temps d'arrêt. Jaune safran. Le goût de l'épice lui vint aux lèvres. Et avec lui le parfum des soirées embaumées de Provence. Il n'avait jamais aimé cet usage en vigueur chez les fabricants de peinture de désigner leurs produits à l'aide de numéros. Il avait trouvé un fournisseur qui avait conservé la poésie de l'étiquetage à l'ancienne : bleu persan, améthyste, gris de lin, sang de bœuf ou encore menthe à l'eau, vert-de-gris, feuille morte et même ventre de biche, orange brûlée, violet d'évêque…

Il ignorait quelle forme pouvait bien avoir la fleur de safran. Pourtant, il se saisit d'un couteau et la dessina sur la toile blanche. Bien sûr, elle était grise.

Était-ce une illusion olfactive ? Le parfum vert des oliviers l'envahit. Il discernait également l'odeur des chemins d'ocre blond après l'orage. Celle des champs de lavande. Des effluves bleues d'aigue-marine apportées par le Mistral. Les fragrances mordorées des orangers. Des opalescences anisées. Au fur et à mesure de ses réminiscences, son instrument couvrait maintenant la toile de larges aplats exhalant les parfums et les saveurs des couleurs imaginaires que ses yeux ne pouvaient plus distinguer. Pour le plaisir, il termina la composition en y ajoutant une touche ambrée de cannelle.

Sans prendre le temps d'analyser ce qu'il venait de produire, il se saisit soudain d'une autre toile. Le parfum rose d'un œillet maritime venait de le transporter en Bretagne. Avaient alors surgi des senteurs de fougères, les émanations ardoisées des ports ostréicoles et, sur sa langue, le goût du beurre frais, celui, poivré de la gentiane bleue, la verte vivacité de la sauge ou du chèvrefeuille. Le somptueux fumet rouge du homard d'Armorique. Les vapeurs rouille du cidre bouché. Les relents violacés de l'océan, les jours de tempête.

Vincent, dans une sorte de frénésie désespérée, mariait les couleurs d'un imaginaire olfactif et gustatif qui éclaboussaient la toile en bouquets polymorphes aux formes tourmentées. À L'image de ses sentiments.

Enfin, épuisé, il posa ses pinceaux, installa les deux toiles sur le buffet et contempla son œuvre avec amertume.

- Joli camaïeu de gris en guise de chant du cygne, ricana-t-il.

Son ami, Mattéo devait passer le voir en fin de journée. Il lui demanderait de l'aider à trouver un travail et de le dépanner provisoirement en attendant.

Dès qu'il pénétra dans la pièce, Mattéo s'arrêta longuement devant les deux tableaux.

- Qui a peint cela ? s'exclama-t-il.

- Juste deux études, répondit Vincent sans plus d'explication. Si elles t'intéressent, elles sont à toi. Je te les donne.

Avant de les offrir à son ami, Vincent Volfgang signa les deux toiles de son seul prénom.

*

Employé aux écritures chez un courtier en assurance. Vincent Volfgang s'ennuyait à mourir mais refusait de se lamenter sur son sort. Son choix était définitif. Il n'avait plus repris ses pinceaux et ne les reprendrait plus jamais. Il s'était peu à peu habitué à son handicap visuel. Sa perception du monde en noir et blanc présentait même un certain avantage car, indiscutablement, ses autres sens avaient gagné en acuité. Il aurait presque pu dire que sa vie avait plus de parfum et de saveur qu'autrefois. La tactile sensualité de Mariette n'était pas étrangère à ce renouveau.

Attablé, en cette fin de semaine, à sa terrasse habituelle, au Café de la Boule d'Or, il en était là de ses réflexions lorsque son regard tomba sur un journal resté ouvert à la table voisine. Un titre attira son attention :

ENCHÈRES RECORD POUR UN PEINTRE INCONNU

L'article relatait une vente aux enchères qui s'était déroulée dans une célèbre institution de la capitale et au cours de laquelle un marchand d'art parisien et un collectionneur américain s'étaient âprement disputé deux chefs d'œuvre signés d'un certain Vincent et intitulés « Sensations provençales » et « Sensations bretonnes ». Chacune d'elles avait dépassé les cent mille euros. Le journaliste y saluait, entre autre, le talent « d'un coloriste de génie ».

Songeur, Vincent Volfgang découpa l'article et referma le journal.

 

Philippe GÉRARD

Tag(s) : #Nouvelles castelgrivoises
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