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Le télégramme

Version sonorisée :

Texte :

Un peu à la manière de Jean Giono (si Jean Giono avait été breton).

C’était arrivé le 4 de mars. La nouvelle était venue s’échouer sur les replis de la cervelle d’Éléazar Guénégwen comme ces périssoires hors d’âge qui, lasses de lutter contre les courants, finissent par aller se planter sur un banc de sable et, devenues depuis longtemps squelette, restent là, fichées dans le gras du fleuve, frémissant à peine à ses sautes d’humeur. Cette année-là, si vous vous souvenez, la nature avait perdu tout bon sens. L’hiver n’avait été qu’un gros édredon humide et douceâtre. Depuis des semaines et des semaines, un ciel fuligineux frôlait la cime des arbres et ne cessait de se vider en une succession quasi ininterrompue d’averses, de radées et de déluges. On n’en pouvait plus de végéter dans cette moiteur qui enveloppait tout. De mémoire d’anciens, on ne se souvenait pas de pluies si nombreuses, si drues, si tenaces. Pour dire les choses il n’y avait pas eu d’hiver mais un automne sombre et interminable qui avait fini par noyer le moral de tout le monde. Même les bêtes, dans la brume des prés, perdaient le goût de brouter et recherchaient la moindre parcelle de lumière. On désespérait d’entendre à nouveau les oiseaux chanter dans les haies vives. D’ailleurs on ne voyait plus d’oiseaux. Tout au plus apercevait-on sous les nuages, lors des rares instants de répit, le vol saccadé d’une palombe égarée qui avait renoncé à entreprendre le voyage vers le sud.

Dans le bourg, les vieilles évoquaient la malédiction de l’Ankou. Elles disaient que le sacristain, mort la saison passée, était revenu punir les villageois qui ne respectaient plus les traditions. Avec toutes les manigances modernes les mécréants avaient réussi à détraquer le cycle des saisons et finiraient par plonger le monde dans le chaos.

La terre… Vous vous en souvenez ?... avait le ventre aussi gonflé d’eau que celui d’un vieux cirrhotique. Aux bords des rives, les ormes et les frênes, les pieds dans cette gadoue, ne pouvaient plus se tenir debout et c’était pitié de voir ces géants vaciller puis s’abattre d’un coup, cul-dessus-tête dans l’eau, les uns après les autres, comme des fantassins sous la mitraille et puis, baguenauder ensuite au fil de l’eau et venir agglutiner leurs bois contre les piles du pont en un enchevêtrement de sucre filé frangé d’écume.

Les rivières qui, naguère couraient tranquilles et joyeuses dans leur lit d’herbes folles, avaient enflé jusqu’à devenir de vastes miroirs sans tain qui noyaient d’une uniformité morne les champs et les pâtures et d’où émergeaient parfois la silhouette d’un chêne tendant vers les nuages ses moignons décharnés.

À l’aube de ce matin-là, donc, Éléazar Guénégwen se tenait debout devant la fenêtre. Il regardait la nuit s’effilocher en une lumière serpigineuse qui répandait ses haillons grisâtres sur la cour de sa ferme. La tempête se calmait à peine. Il n’avait pas dormi. Il était resté à compter les heures en écoutant les volets claquer du bec et le vent trempé des sueurs glacées d’ouest envoyer des ruades de cheval fou et cogner les murs beurrés de chaux de la vieille bâtisse. Les rafales sifflaient en s’engouffrant le long des chéneaux du pignon et en se glissant sous le moindre interstice des ardoises. La maison craquait et gémissait de toutes ses poutres de châtaignier.

Plusieurs fois, il s’était levé, pieds nus sur le carrelage, pour vérifier par la fenêtre que le toit de chaume du hangar résistait encore.

Au petit matin, il avait allumé dans l’âtre une flambée de sarments afin de tenter de sécher un peu les rigoles transparentes qui suintaient le long des vitres et sur les voliges des cloisons. Une fois de plus, son regard avait frissonné devant la photo du jeune soldat sur le manteau de la cheminée. Ses yeux avaient flotté vaguement sur le décor de montagnes arides avant de se fixer sur les traits du visage, encore noyés d’adolescence.

Le vacarme s’était maintenant apaisé et c’est là que, tout soudain, le téléphone s’était mis à grelotter à travers la maison.

C’était l’un de ces appareils de bakélite noire, comme on en fait plus de nos jours. Il était fixé au mur du couloir et n’était pas fait pour les longs bavardages. Il fallait converser debout. On se contentait de dire l’essentiel.

Éléazard s’est retourné d’un bloc, la tête branlottante, encore toute pleine des fureurs de la nuit. Il s’est dirigé d’un pas lourd vers l’entrée et a décroché le combiné sans prononcer un mot. Seulement, quand il a appliqué l’écouteur contre son oreille, tous ses muscles sont devenus de granit.

Une voix pointue, astringente comme ces citronnades qu’on boit l’été sous le tilleul de la Grand-Place, une voix de la ville. Il n’a rien compris à la cascade de paroles glacées qui, d’un coup, lui a cassé la nuque. Seuls, quelques lambeaux déchirés ont émergé de cette charpie verbale : « …engagement violent… courage magnifique… tombé au champ d’honneur. Stop ».

 

Philippe GÉRARD

Tag(s) : #Nouvelles histoires courtes
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